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Enseigner le fait religieux dans l'école laïque

Enseigner le fait religieux dans l'école laïque

Olivier Herrenschmidt

       Comme toujours, et c'est pour cela que l'APRAS [1] reprend la question, les ethnologues sont les grands absents du banquet de la réflexion sur des faits de société. Nul ne les a consultés sur la question de « l'enseignement religieux à l'école laïque ». Pas davantage maintenant, avec le rapport Debray, que dans les années 80 quand le recteur Philippe Joutard avait été chargé d'une même mission, aboutissant à son rapport de 1989 et à un colloque organisé à Besançon du 20 au 21 novembre 1991, publié sous le titre Enseigner l'histoire des religions (CNDP / CDRP Besançon, 1992). Tout a déjà été dit dans ce colloque : enseigner « l'histoire des religions » est seulement devenu enseigner « le fait religieux ». Raison de plus pour que les ethnologues aient leur mot à dire — d'autant que ce rapport-ci dépasse à peine l'enseignement de l'histoire ; juste un peu s'ouvre-t-il vers une présentation du contenu des croyances et sur les pratiques. Bien entendu, il suppose la totale neutralité de l'enseignant, la « mise entre parenthèse » de son propre jugement. Pas si facile. Selon ce que l'on croit ou si l'on ne croit rien, on ne peut pas dire la même chose, à condition que l'on parle bien du « fait » religieux.

       Je parlerai de ma très longue expérience universitaire de l'enseignement — du DEUG au DEA [2] — de l'anthropologie religieuse — qui n'est pas, tant s'en faut, la « science des religions ». A la fois, une expérience pratique de l'inculture religieuse d'étudiants pour la quasi-totalité nés dans l'une des trois « Religions du Livre » et de leur réelle curiosité pour ce domaine ; et à la fois une réflexion construisant un enseignement de plus en plus ramassé autour de quelques idées forces à faire passer (en cours ou en TD) pour qu'ils puissent aborder et se poser des questions pertinentes sur ce domaine essentiel de la vie, de l'activité et de la pensée des sociétés humaines. Nécessairement aussi : une lente maturation et clarification de ma propre position envers « le » religieux et … « les » religieux.    

       Le cours de 1er cycle s'est très vite intitulé : « Religions du Livre, religions autres » et j'ai dû m'en expliquer : il ne s'agit pas de donner un statut privilégié aux trois religions monothéistes, mais, au contraire, de marquer leur spécificité indiscutable en même temps que de les mettre au même niveau que toutes les autres formes de « discours religieux », comme objet d'étude, démarche éminemment ethnologique, puisque nécessairement comparative et rappelant immédiatement que l'étude des sociétés autres et ce qu'elles peuvent nous apprendre ne prend son sens que si nous sommes capables de « retourner le miroir » (je crois que c'est une expression d'Evans-Pritchard).

       Il est évident que j'ai, comme bien d'autres, découvert très vite l'inculture religieuse des étudiants. Totalement ignorants à de rares exceptions près, des origines et fondements des valeurs de leur propre société dite « laïque », ils n'en sont pas moins fascinés par « le religieux », le « primitivisme » et, comme bien de nos chercheurs actuels (ethnologues ou préhistoriens), « ils voient des chamanes partout ». Leurs auteurs favoris, quand ils en ont, restent Eliade et René Girard. Contre cette ignorance, outre l'intitulé du cours, il fallait les renvoyer à eux-mêmes, que leur étonnement commence d'abord chez eux. Donc, prendre les exemples les plus proches. Commencer alors, pour analyser un « mythe d'origine », par La Genèse, chapitres 1 à 3. Avec un exercice plusieurs fois répété (environ 150 réponses) : « prenez votre stylo et racontez moi les origines du monde et de l'homme telles que racontées par ce mythe — j'ajoutais pour les aider mais sans leur souffler rien d'important : jusqu'au moment où Adam et Eve quittent le paradis ». Traiter ce récit de « mythe » est déjà, bien entendu, lui ôter tout statut privilégié (ce n'est pas neuf, mais c'est très pédagogique). L'exercice visait à faire une analyse structurale des multiples variantes de ce mythe complexe ainsi recueillies : que restait-il de pertinent dans son argument et ses symboles (la pomme, par exemple, qui, bien entendu, ne figure pas dans le texte) ; comment dans une mémoire bien confuse se reconstruisait un récit linéaire à partir d'un texte qui raconte deux créations des humains (Frazer notait déjà que peu de personnes l'avaient remarqué ! [3] ) ? La dernière interrogation, en février 2002 et en DEA, était simplement « pour voir » : c'était devenu pire…  

       Les dix dernières années, j'ai commencé le cours de DEUG par deux textes mis face à face : un extrait de L'éthique de Spinoza, et un passage d' Evans-Pritchard sur les Azandé (très connu des apprentis ethnologues dès la première année d'université) [4] . On voit bien comment cette confrontation doit provoquer mille réflexions et questionnements sur « le discours religieux » et permet immédiatement de mettre en garde contre le vocabulaire piégé de l'anthropologie religieuse, qu'elle a emprunté intégralement à la théologie (chrétienne) — dire « sorcellerie », malgré les précautions prises par Evans-Pritchard pour définir son vocabulaire (lequel est déjà problématique pour le passage de l'anglais au français), c'est évoquer tout un contexte, une imagerie, qui n'a rien à voir avec les représentations des Azandé ; et « Dieu », avec ou sans majuscule, au singulier ou au pluriel ? Cette confrontation permet également de marquer la différence entre un « jugement de valeur », autorisé philosophiquement et politiquement dans un contexte précis — l'histoire et la société du chercheur — et la « neutralité axiologique » qu'il se doit de respecter dans l'exercice de sa recherche. Mais l'on voit bien, aussi, que la confrontation des deux textes est elle-même un jugement. C'est bien la difficulté inévitable lorsque l'on confie à des ethnologues l'enseignement du fait religieux : la comparaison, en soi, relativise et porte donc un coup à ce que chacun pense être la vérité unique de sa croyance.

       Après cette confrontation, dans la même première séance souvent, je commentais cette définition de Hegel, qui en vaut largement une autre — avec toute la liberté que je me donnais de l'interpréter [5]  : « La religion est le lieu où un peuple se définit à lui-même ce qu'il considère comme la vérité ». C'était attirer l'attention des étudiants sur le sérieux du « discours religieux » et leur rappeler que l'ethnologue ne doit pas douter que les gens avec lesquels il travaille « croient vraiment ce qu'ils croient » — Pierre Lemonnier m'a dit, il y a plusieurs années, que c'était ce qu'il avait retenu de mon cours. C'est déjà bien pour l'enquête sur le terrain qui devait suivre ! Mais il y avait, là encore, une proposition parfaite pour dire qu'il n'y a pas d'« essence de la religion », qu'on ne saurait opposer « la religion » aux « religions » [6] . Et, par conséquent, pour introduire Marcel Mauss, contre les phénoménologues de la religion (Van der Leeuw, Eliade, jusqu'à Ricœur), tous des clercs à succès, herméneutes à la recherche d'une vérité cachée derrière la grossièreté de la lettre, traquant la présence du sacré dans ses manifestations et les réponses qu'y donnent les hommes (les hiérophanies). En outre, cette définition permet immédiatement d'historiciser et sociologiser le « fait religieux » que nous cherchons à comprendre dans les sociétés humaines du passé et du présent [7] .

       Il y avait donc une autre étape à franchir, un autre fait à faire comprendre : l'« anthropologie religieuse » n'est pas (ou : ne devrait pas être) la « science des religions ». Celle-ci, à sa naissance, pour prendre ses distances d'avec une « théologie » qu'elle respectait, mais sans vouloir, certes, en être la servante à l'air laïc, forge le concept de « sacré ». Théologiquement neutre (apparemment), ce concept a immédiatement une valeur comparative, dans l'universalité qui lui est prêtée. La phénoménologie de la religion s'en empare immédiatement. Mais l' Année sociologique, qui en diffère pourtant profondément par son idéologie et sa visée sociale lui donne aussi une place centrale dans sa sociologie religieuse : le concept et l'opposition sacré / profane sont la clé de toute lecture des « faits religieux » à travers le temps et l'espace. Durkheim (mais, soyons juste, non suivi par Mauss) se dévoile, dans une proposition que j'ai toujours grand plaisir à citer [8]  :

« Dans le monde de l'expérience, je ne connais qu'un sujet qui possède une réalité morale plus riche, plus complexe que la nôtre [individus], c'est la collectivité [Société]. Je me trompe, il en est un autre qui pourrait jouer le même rôle : c'est la divinité. Entre Dieu et la société il faut choisir. […] à mon point de vue, ce choix me laisse indifférent, car je ne vois, dans la divinité, que la société transfigurée et pensée symboliquement [9]  ».

       C'est le sacré qui entre en scène. Autrement dit : la transcendance. Ce n'est pas ici mon propos de voir quelles sont les sociétés qui ont une représentation du sacré correspondant à cette définition — dans les termes de Rudolf Otto, le Tout Autre, d'une hétérogénéité radicale —, mais l'universalité de cette représentation me laisse sceptique et je doute fortement, et ne suis pas le seul, qu'elle ait un sens dans l'univers hindou. Il m'importe, ici, de rappeler que dans l'étude du « fait religieux », dans les théories et les recherches dominantes, partout, pour les chercheurs, les savants, il va de soi que la transcendance est. J'en excepterai Max Weber : cherchez chez lui une idée de la transcendance, une utilisation de la catégorie du sacré, vous ne la trouverez pas — il est bien trop nietzschéen pour cela ! La transcendance est donc toujours dans nos têtes [10] . Même de celles d'où, apparemment, elle a été chassée.

       Je termine donc — mais sais ne guère être suivi ici par les chercheurs s'intéressant au « fait religieux » et ne leur demande pas de partager ce qui peut leur paraître mon « obsession », pourtant conclusion logique de ma réflexion — : le sacré n'est pas seulement chez les autres, objets (sujets) de nos études, pas seulement chez nos clercs et croyants ; il est ici-bas, hic et nunc, depuis Feuerbach. Seul, sans doute, Max Stirner l'a bien vu et a poussé sa critique jusqu'au point extrême — « on ne peut rien faire de Max Stirner », a écrit en substance Eugène Fleischmann [11] , et c'est bien vrai ; sauf pour remettre les pendules à l'heure ! —, et c'est pourquoi L'unique et sa propriété gratte là où cela fait mal et s'est révélé, à mes yeux, prophétique : à vouloir le bien de l'humanité, de l'Homme abstrait, universel, ces athées, jeunes hégéliens, socialistes, communistes, liquideront sans pitié l'individu singulier concret, Moi, l'Unique (der Einzige), qui ne correspond pas à l'image idéale de cet Homme dont ils veulent le bien-être [12] . Car cet Homme idéal, abstrait, est sacré [13] .

       Toutes les questions peuvent se poser alors, sans réponse de ma part — comme tout le monde, je bricole mes valeurs … et j'y tiens ! Ce sacré aliénant — et l'aliénation religieuse reste la plus forte des aliénations — fondamentalement dangereux puisque toute valeur qu'il vient sanctifier en est légitimée et en reçoit son pouvoir immense et … unique, ne peut-on s'en passer ? Est-il absolument impossible, non seulement à un individu isolé mais à une société humaine, de vivre dans la pure immanence et la finitude acceptée ? Pour lors, devons-nous nous résigner à entendre encore longtemps, les seuls écoutés et se sentant impartis d'une mission sacrée, ceux que Max Stirner appelait si délicieusement « nos pieux athées » ?

 

Annexes

Spinoza, L'éthique (publié en 1677), appendice à la 1ère partie :

« Si, par exemple, une pierre est tombée d'un toit sur la tête de quelqu'un et l'a tué, ils [les partisans du finalisme] démontreront que la pierre est tombée pour tuer l'homme, de la façon suivante : Si, en effet, elle n'est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c'est arrivé parce que le vent soufflait et que l'homme passait par là. Mais ils insisteront : Pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l'homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau […] ils insisteront de nouveau, car ils ne sont jamais à court de questions : Pourquoi donc [etc.] et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu'à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance ».

       Traduction de Roger Caillois, 1954, Paris, Gallimard, La Pléiade, p. 406. Jean-Pierre Albert a cité ce texte, en critique du finalisme d'Aristote dans un article paru dans L'Homme, avril-juin 1989, n° 110, pp. 94-116, « La ruche d'Aristote : science, philosophie, mythologie ». Mais il a manqué à faire le rapprochement avec les Azandé.

 

E. E. Evans-Pritchard, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé (publié en 1937) :

« Au pays zandé, parfois, un vieux grenier s'effondre. […] Tout Zandé sait que les termites finissent par ronger les montants et qu'après quelques années de service, il n'est bois si dur qui ne se délabre. […] Aussi peut-il se faire que des gens se tiennent sous le grenier quand il vient à tomber, et qu'ils soient blessés. […] Eh bien, pourquoi faut-il que ces personnes-là se soient précisément trouvées sous ce grenier précis au moment précis où il s'est effondré ?
Le Zandé sait fort bien que les termites avaient creusé leurs galeries dans les montants et que les gens étaient assis sous le grenier pour se mettre à couvert de la chaleur et du grand soleil. Mais, en outre, il sait pourquoi ces deux événements se sont produits précisément dans un pareil point du temps et de l'espace. C'était là l'effet de la sorcellerie ».

       Traduction de Louis Evrard, 1972, Paris, Gallimard, pp. 103-104.


[1] Cet article est le texte d'une conférence prononcée à l'APRAS (Association Pour la Recherche en Anthropologie Sociale) le 4 février 2003, dans le cadre d'une journée consacrée au thème « Anthropologie et enseignement du fait religieux : un enjeu à débattre ».

[2] Depuis la rentrée universitaire de 1968, à Nanterre — alors Faculté des lettres — où Eric de Dampierre m'avait accueilli après que je sois devenu personna non grata à la VIème section de l'E.P.H.E., depuis E.H.E.S.S. Il est intéressant de faire remarquer qu'à l'époque, personne ne s'était précipité pour se charger de cet enseignement généraliste à destination des étudiants de licence.

[3] Folk-Lore in the Old Testament, 1918.

[4] Ces textes, tels que lus aux étudiants, sont donnés en annexe.

[5] Leçons sur la philosophie de l'histoire, presque identique dans La raison dans l'histoire.

[6] Il faut avoir la curiosité de regarder l'article « Religion » dans le Petit Robert, pour voir comme il est embarrassé, voulant satisfaire tout le monde, sans prendre parti pour aucune « école » : le résultat est un tissu de contradictions en même temps que parfaitement christianocentrique…

[7] Autre avantage : aucun « relativisme culturel » ici, qui signifierait que « toutes les valeurs se valent » : chacun tient mordicus à la supériorité des siennes. Max Weber n'est pas loin — contre ce que voulait lui faire dire Léo Strauss.

[8] Par exemple dans l'article « Religion » du Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, sous la direction de P. Bonte et M. Izard, Paris, PUF, 1991.

[9] « Détermination du fait moral » (1906) dans Sociologie et philosophie, Paris, PUF.

[10] Il faut créditer Lévi-Strauss d'avoir été sereinement indifférent à cette idée : la transcendance n'a aucun sens pour lui, par conséquent non plus la recherche d'un « sens ultime » dans l'étude des mythologies. Cela chagrinait profondément Ricœur — voir leur discussion dans Esprit au début des années soixante.

[11] « Le rôle de l'individu dans la société pré-révolutionnaire : Stirner, Marx, Hegel », Archives européennes de sociologie, XIV (1), 1973.

[12] L'unique et sa propriété, cité ici d'après l'édition Stock, 1899 (autres traductions : L'âge d'homme, 1988 et une édition de poche, 2001) ; Der Einzige und sein Eigentum, Reclam, 1981. Pour introduire à Max Stirner, quelques citations :

« A l'ancien ‘rendez hommage à Dieu’, le Moderne répond ‘rendez hommage à l'Homme’ » (édition française : 156 ; édition allemande : 147).

« Pour le libéralisme [‘humaniste, humanitaire’] l'individu [der Einzelne] n'est pas l'Homme [der Mensch], aussi la personnalité individuelle n'a-t-elle aucune valeur. » […] « Attendu que l'individu n'est pas Homme et n'a rien d'humain, il ne doit être rien du tout » (163 ; 150).

« On a trouvé une formule pour identifier complètement le Moi et l'Homme, et l'on émet ce vœu : ‘Devenez conforme à la véritable essence de l'espèce’ » (207 ; 192 : « Ich müsse ein ‘wirkliches Gattungswesen’ werden » ; voir Karl Marx, La question juive). Immédiatement suivi de :

« La religion de l'humanité [die menschliche Religion] n'est que la dernière métamorphose de la religion chrétienne. »

« La crainte de Dieu proprement dite est depuis longtemps ébranlée et la mode est à un ‘athéisme’ plus ou moins conscient, reconnaissable extérieurement à un abandon général des exercices du culte. Mais on a reporté sur l'Homme tout ce qu'on a enlevé à Dieu. […] Nos athées sont de pieuses gens » (217 ; 203 : Unsere Atheisten sind fromme Leute).

[13] Marx et Engels ont tout de suite vu ce que Stirner représentait de dangereux. Engels l'écrit à Marx, dès la lecture des bonnes feuilles de L'unique, le 19 novembre 1844. Ils se débarrasseront de Stirner en en faisant Saint Max, le « petit bourgeois » dans L'idéologie allemande. Jean Baubérot a un chapitre intéressant (chapitre VII, « Le sacré républicain, de la Révolution à aujourd'hui ») dans Vers un nouveau pacte laïque ?, Seuil, 1990.